Village Of Strange

Peter Paul Rubens, maître du baroque flamand, illustre dans La découverte d’Érichthonios par les filles de Cécrops un épisode méconnu de la mythologie grecque. Derrière une composition dynamique et des corps sculpturaux, il met en scène un moment de transgression qui conduira à la folie et à la mort.

Un Mythe Athénien

Érichthonios est une figure singulière de la mythologie grecque. Né de la Terre elle-même après une tentative infructueuse d’Héphaïstos de s’unir à Athéna, il est recueilli par la déesse, qui le confie aux filles du roi d’Athènes, Cécrops. Athéna leur donne une consigne claire : ne pas ouvrir le panier dans lequel repose l’enfant. Mais la curiosité des jeunes filles l’emporte, et elles découvrent un être hybride, mi-homme, mi-serpent.

Ce moment précis est celui que Rubens choisit de représenter. L’enfant, couché dans son berceau, n’a pas de jambes humaines : elles se prolongent en queues de serpent. Cette particularité physique fait d’Érichthonios un être hors norme, directement lié aux forces chthoniennes.

Une Composition Baroque et Théâtrale

Rubens construit sa scène selon une dynamique typique du baroque. Les corps s’enlacent et se répondent dans un jeu de courbes et de mouvements. À gauche, une jeune femme nue se détourne légèrement, visiblement surprise. Au centre, une autre, vêtue de bleu, ouvre le panier tandis qu’un enfant s’accroche à elle. À droite, une figure de dos se penche, son drapé rose contrastant avec la blancheur de sa peau.

L’arrière-plan, composé d’une fontaine ornée d’une figure féminine et d’un paysage verdoyant, rappelle l’environnement mythologique de l’histoire. À gauche, un buste de Pan inscrit la scène dans un cadre naturaliste et divin.

Entre Révélation et Conséquences

L’instant capturé est celui où la vérité est dévoilée. Loin d’un simple nourrisson, Érichthonios est un être hybride, dont la nature inspire autant l’étonnement que l’effroi. Ce qui, pour Athéna, relevait du sacré et du mystère, devient ici une vision insupportable pour les mortelles. Dans le récit mythologique, cette découverte entraîne leur folie et leur suicide.

Rubens, par son utilisation des couleurs vives, des contrastes lumineux et de la gestuelle expressive, donne à voir un moment de bascule. Il ne représente pas directement l’horreur, mais la suggère par les réactions des personnages et le détail discret des jambes serpentines d’Érichthonios.

Ce tableau est ainsi une parfaite illustration de la peinture baroque : une scène mythologique traitée avec intensité dramatique, où l’excès des émotions et la puissance des corps traduisent la grandeur du récit.

Un Mythe de la Transgression aux Résonances Multiples

Ce récit rappelle d’autres mythes fondés sur l’interdit et la connaissance défendue. L’interdiction d’Athéna à l’égard des filles de Cécrops résonne avec le mythe biblique du fruit défendu : dans les deux cas, une curiosité fatale conduit à une sanction immédiate.

Par ailleurs, l’image de l’être hybride, à la fois humain et serpent, trouve un écho dans la légende médiévale de Mélusine. Cette figure féminine, souvent représentée avec une queue de serpent (et parfois de poisson selon certaines traditions), vit sous une malédiction qui l’oblige à cacher sa véritable nature. Là encore, c’est la transgression d’un interdit—celui de la voir sous sa forme originelle—qui provoque sa fuite et la perte de son mari.

Ainsi, le mythe d’Érichthonios s’inscrit dans une longue tradition de récits où la révélation d’un secret sacré entraîne la chute des protagonistes, qu’elle soit divine, morale ou tragique.