L’imaginaire des marins qui ont inventé le Nouveau Monde

Plus Ultra, le monde au-delà des colonnes d’Hercule

Aux XVe et XVIe siècles, les navigateurs européens s’élancent vers l’inconnu, donnant naissance à l’âge des grandes découvertes. Derrière eux, la patrie et les liens familiaux ; devant eux, l’océan Atlantique, la « mer des Ténèbres », et ses promesses de richesses fabuleuses ou de pertes tragiques. En 1434, le Portugais Gil Eanes franchit le mythique cap Bojador, surnommé « cap de la peur ».

Ce passage redouté cristallisait les terreurs de l’époque : on disait que les eaux y bouillonnaient et que les marins y périssaient mystérieusement. En le contournant sans encombre, Eanes désacralise l’un des plus grands tabous nautiques et ouvre la voie aux expéditions portugaises le long des côtes africaines.

Les colonnes d’Hercule, deux promontoires mythiques encadrant le détroit de Gibraltar, symbolisaient depuis l’Antiquité la limite extrême du monde connu. Avec la devise « Plus Ultra » – « Toujours plus loin » – adoptée par Charles Quint, cette frontière devient désormais un seuil à franchir, une invitation à braver l’inconnu. Vasco de Gama, Christophe Colomb ou encore Magellan incarneront cette audace nouvelle, affrontant des mers que l’Europe imaginait peuplées de monstres et de merveilles.

Gravure d’Heinrich Aldegrever dans Les Travaux d’Hercule, 1550, Metropolitan Museum of Art, New York.

Hic sunt dracones : « ici, il y a les dragons »

Sur les mappemondes médiévales, l’inscription « hic sunt dracones » – « ici sont les dragons » – signalait les territoires inexplorés, où le danger se mêlait à l’inconnu. Bestiaires et cartes regorgeaient alors de créatures fabuleuses : tritons, sirènes, cétacés titanesques ou poissons à visage humain. Ces figures hybrides, héritées de Pline l’Ancien ou d’auteurs du Moyen Âge, sont relayées par des érudits et des voyageurs. Olaus Magnus, dans sa monumentale Carta Marina (1539), peuple les eaux nordiques de monstres fantastiques : orques géants, serpents sinueux et poissons-démons.

Carta Marina, Olaus Magnus (détail)

S’il est difficile de savoir si les marins eux-mêmes prenaient ces légendes pour argent comptant, les savants de la Renaissance continuent de véhiculer cet imaginaire tout en tâtonnant vers une démarche plus scientifique. Guillaume Rondelet, critique des fables antiques, inclut pourtant dans son Histoire entière des poissons la description d’un poisson « en habit de moine ».

De son côté, Conrad Gesner compile dans son Historiae Animalium, considéré comme le premier ouvrage de zoologie moderne, nombre d’animaux fabuleux : cheval de Neptune, singe de mer, hydre, triton ou encore baleine hyène aux yeux latéraux. Ces ouvrages, qui mêlent observation et croyance, reflètent une pensée encore marquée par l’esprit médiéval de compilation.

Baleine Hyène, Poisson en habit de moine et Cheval de Neptune, C. Gesner dans son Historiae Animalium

Les témoignages de marins, parfois rapportés tels quels sans vérification, alimentent ces recueils. Ainsi, l’«évêque marin », décrit dès 1517 par Cornelius Aurelius puis repris par Gesner, témoigne du recyclage de figures mythiques qui, loin d’être écartées, se transmettent d’un auteur à l’autre.

Une des premières cartes de l’Afrique que l’on doit au cartographe Sebastian Münster illustre cette dualité : l’éléphant, bien réel, côtoie sans scrupule un cyclope légendaire (Monoculi). Cette juxtaposition témoigne du flottement entre un regard scientifique naissant et l’imaginaire des monstres.

Une des premières cartes de l’Afrique, Sebastian Münster

La chasse aux monstres :

À l’époque des grandes expéditions, la capture d’un monstre devient un enjeu de prestige pour les navigateurs autant qu’une obsession héritée de l’imaginaire chrétien. La mer, dans la tradition catholique, est le théâtre des grandes luttes entre l’ordre divin et le chaos, et les monstres qui la peuplent sont souvent perçus comme des figures du mal ou des vestiges d’un monde pré adamique. L’Église, tout en encourageant les explorations vers de nouvelles terres à évangéliser, voit dans la découverte et la capture de ces créatures une forme de réaffirmation de la puissance de Dieu sur les ténèbres.

Les bestiaires médiévaux, largement diffusés parmi les lettrés et les ecclésiastiques, nourrissent cette vision : le monstre marin devient un trophée spirituel autant qu’un objet de curiosité scientifique. Dans les accords passés entre les monarques et les navigateurs, la mention de ces êtres fabuleux n’est pas rare. Certains contrats promettent récompenses et honneurs à ceux qui rapporteraient la preuve de l’existence de ces merveilles.  Le monstre devient un objet de convoitise et un bien de haute valeur au même titre que le sont les esclaves, l’or, les épices ou le vif-argent.

La Chronique de Nuremberg, Capture d’un « poisson lion ».

Les capitaines savaient qu’une telle découverte leur assurerait la faveur des cours royales et l’admiration des érudits européens. Plus encore, ces créatures pouvaient incarner la victoire de la civilisation chrétienne sur l’inconnu sauvage. Ainsi, l’image du marin triomphant face à une bête marine monstrueuse s’inscrit pleinement dans l’idéologie de conquête et de conversion qui marque le siècle des découvertes.

Mais là où les érudits construisent principalement leur connaissance à partir de sources livresques, les pilotes et voyageurs vont peu à peu imposer leurs propres observations et récits de terrain. Ce tournant annonce une révolution scientifique, amorçant le passage d’une zoologie influencée par des croyances à une zoologie fondée sur l’observation.

Cependant, l’observation n’est pas exempte d’erreurs. Ainsi, l’épisodes bien connu des lamentins aperçus par Christophe Colomb au large de la baie d’Hispaniola et qu’il décrira ensuite comme étant des sirènes.

Ulisse Aldrovandi qui possèdera à la fin de sa vie l’un des plus grands cabinets de curiosité, reproche à Antonio Pigafetta son manque de rigueur dans la description de l’oiseau de Paradis lorsque ce dernier explique qu’il ne possède pas de pattes et passe l’entièreté de sa vie en vol.

Pigafetta, compagnon de Magellan lors du premier tour du monde, rapporte pourtant des observations essentielles sur la faune et les peuples rencontrés. Mais son récit reste émaillé de merveilles invraisemblables à nos yeux modernes :

« Notre pilote nous dit qu’auprès de là était une île nommée Aruchete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une coudée et leurs oreilles sont aussi grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont tondus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du poisson et une chose qui naît entre les arbres et l’écorce qui est blanche et ronde comme dragée et qu’ils appellent ambulon. Là nous pûmes aller à cause des grands courants d’eau et plusieurs rocs y sont. »
— Antonio Pigafetta, Premier voyage autour du monde par Magellan

Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440-1514), – Chroniques de Nuremberg

Les Saintes Écritures et la mer

À l’époque des grandes découvertes, chaque projet d’expédition s’inscrit sous l’égide de Dieu et de l’Église. Le pape lui-même, par la bulle pontificale et le traité de Tordesillas en 1494, légitime la division du monde entre Espagnols et Portugais, en faisant des navigateurs les instruments de l’expansion chrétienne. La mer, espace instable et dangereux, est également perçue comme le domaine de la Providence divine. Le psaume « Ceux qui descendent en mer sur les navires […] voient les œuvres de l’Éternel et ses merveilles au fond de l’abîme » (Ps 107, 23-24) résonne particulièrement auprès des marins. C’est l’Eternel qui fait souffler le vent qui mène à bon port (Ps 106,28-30)

Les Écritures offrent un répertoire de récits qui éclairent le voyage : l’épisode de Jonas, avalé par le grand poisson puis sauvé, invite à la repentance et à la foi dans la miséricorde divine face aux tempêtes. Le Déluge (Genèse 7) rappelle quant à lui la toute-puissance destructrice des flots. Le livre des Proverbes énonce : « Les voies de l’homme sont devant les yeux de l’Éternel » (Pr 5, 21), instillant chez les navigateurs l’idée que toute entreprise maritime est scrutée et jugée par Dieu.

À travers ces textes, le marin se sent investi d’une mission à la fois terrestre et spirituelle. Chaque expédition devient ainsi l’occasion d’éprouver sa foi, et de témoigner de la lutte contre le désordre symbolisé par la mer et ses créatures. Ce n’est pas un hasard si Jérôme Bosch place côte à côte les deux panneaux : Le Déluge et l’Enfer, rappelant que les eaux sont à la fois rédemption et menace.

Gentile de Fabriano, Saint Nicolas sauvant un bateau du naufrage (Vatican)

Le serpent marin, épistémologie d’un mythe

Parmi les créatures évoquées dans cet article, le serpent de mer occupe une place particulière. Symbole du chaos marin dès la mythologie mésopotamienne, il incarne depuis l’Antiquité une peur universelle et demeure l’un des animaux les plus difficiles à classer. Son image traverse les âges, alimentée aussi bien par les légendes que par les récits des marins.

Présenté au moyen âge et au début de la Renaissance aux côtés de véritables créatures dans les bestiaires il gagne en autorité d’autant plus que de nombreux marins attestent son existence dans leurs récits. Mais au XIXe siècle, le paléontologue britannique Richard Owen, surnommé le « sea serpent killer », décide d’en finir avec cette chimère. Face à la multiplication de témoignages sensationnalistes — dont celui célèbre du HMS Daedalus rapporté en octobre 1848 par The Times — Owen mène une enquête minutieuse. Convaincu que les marins se prêtent à des allégations sans fondement, il exige des preuves tangibles.

Le HMS Daedalus rencontre un serpent de mer géant

Dans une tribune publiée dans le Times le 14 novembre 1848, Owen déclare :
« Je suis loin d’être insensible aux plaisirs de la découverte d’un animal nouveau et rare ; mais avant que je puisse en profiter, certaines conditions – par exemple, une preuve ou une évidence raisonnable de son existence – doivent être remplies. »

Le preuve ou l’évidence raisonnable dont parle Owen c’est précisément ce qui faisait défaut aux naturalistes de la Renaissance. On aurait tort pourtant de juger trop hâtivement leur œuvre. Si Gesner ou Rondelet n’avaient pas toujours les outils pour trier le réel du fantasme, ils posaient toutefois les bases d’une classification du vivant qui allait nourrir l’esprit encyclopédique. Ils avaient intégré à leurs classification le serpent de mer et la zoologie moderne allait leur donner raison, n’en déplaise à Owen !

Les Hydrophiinae sont une sous-famille de serpents venimeux qui peuplent les Océans Indien et Pacifique, des eaux chaudes sur lesquelles tant de marins illustres ont navigués. Bien que craintif par nature, des cas de morsures sur des plongeurs ont été recensées. Selon une étude publiée par la revue Nature, il semblerait que ce comportement agressif pourrait en fait constituer une approche de séduction envers les plongeurs pris pour des congénères du sexe opposé. Après s’être approché et ayant manifestement compris son erreur, le serpent déçu peut mordre.

Tout le monde peut se tromper…

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