Lorsque le HMS Challenger quitte Portsmouth le 21 décembre 1872, c’est l’ouverture d’une page décisive dans l’histoire des sciences marines. À son bord, une équipe dirigée par le naturaliste écossais Charles Wyville Thomson et financée par la Royal Society, avec le soutien de l’Amirauté britannique.
L’ambition est claire : explorer systématiquement les grands fonds océaniques, à une époque où les connaissances sur les profondeurs demeurent limitées et fragmentaires.
Une expédition scientifique d’envergure mondiale
Durant près de quatre ans, le HMS Challenger parcourra plus de 68 000 miles nautiques, couvrant tous les océans du globe – Atlantique, Pacifique, océan Indien et même l’Antarctique. Réaménagé spécialement pour l’expédition, le navire est équipé de laboratoires embarqués et de matériel de sondage innovant pour l’époque : dragues, chaluts profonds, thermomètres à renversement, sondeurs à plomb améliorés.
Les objectifs sont multiples : relever la température des eaux à différentes profondeurs, mesurer la salinité et la densité de l’océan, cartographier les fonds marins, étudier la circulation océanique et collecter des spécimens biologiques et géologiques. Il s’agit aussi de répondre à une question encore débattue à l’époque : existe-t-il de la vie dans les grands fonds marins ?

Figure 1 Le Challenger croisant près des rochers de Saint-Paul, gravure issue du récit de l’expédition, The Voyage of the « Challenger », planche XXIII.
La science au service de l’Empire
Si l’expédition du Challenger est une entreprise scientifique majeure, elle n’échappe pas aux logiques impériales de la seconde moitié du XIXᵉ siècle. La Grande-Bretagne cherche à renforcer sa maîtrise des routes maritimes mondiales et à étendre sa connaissance des espaces sous-marins, alors que l’industrialisation croissante suscite un intérêt nouveau pour les ressources profondes, notamment les gisements sous-marins et les câbles télégraphiques transocéaniques.
Le HMS Challenger est ainsi le fruit d’une coopération étroite entre science et stratégie navale. L’Amirauté fournit l’équipage militaire, tandis que l’équipe scientifique est intégrée sous la responsabilité de Charles Wyville Thomson et du chimiste John Murray, son bras droit, qui dirigera l’analyse des résultats après le retour du navire.
Une moisson scientifique sans précédent
L’expédition du HMS Challenger (1872-1876) marque un tournant majeur dans l’histoire de l’océanographie. Véritable pionnière, elle collecte plus de 4 700 nouvelles espèces marines, des coraux abyssaux aux invertébrés inconnus des grandes profondeurs. Parmi elles figurent de fascinants poissons abyssaux comme le Diceratias bispinosus, ainsi qu’une diversité d’organismes bioluminescents et de crustacés géants. Ces découvertes viennent définitivement réfuter l’idée, alors dominante, de l’absence de vie dans les abysses.
L’expédition réalise également 492 sondages, 133 dragages de fond et 263 séries de mesures océanographiques. Les relevés bathymétriques permettent de cartographier pour la première fois les grandes structures sous-marines : dorsales, bassins, fosses et plaines abyssales. L’une des trouvailles majeures est la mise en évidence de la fosse des Mariannes, alors mesurée à plus de 8 000 mètres de profondeur, un record à l’époque.
Les travaux du Challenger posent les bases de la biologie et de la géologie marines modernes et alimenteront, plusieurs décennies plus tard, l’élaboration de la théorie de la tectonique des plaques.

Figure 2 Le laboratoire des naturalistes à bord du Challenger, gravure extraite de The Cruise of H.M.S. Challenger (1877). Un espace dédié à l’analyse des échantillons prélevés dans les grands fonds.
À bord du Challenger, la science disposait d’espaces spécialement aménagés pour les travaux en mer. Le navire était équipé d’un laboratoire de chimie complet, mais aussi d’une salle dédiée aux naturalistes, où les échantillons récoltés dans les profondeurs étaient minutieusement observés et catalogués. Microscope, balances de précision et aquariums pour conserver les spécimens vivants composaient ce dispositif exceptionnel pour l’époque. Proche de cette salle, un vaste chart-room permettait aux officiers de marine de dresser des cartes et des sections détaillées des fonds océaniques, croisant ainsi les compétences des marins et des savants dans un même effort d’exploration.
Une expédition fondatrice
À son retour en 1876, le HMS Challenger livre un matériau scientifique colossal. La synthèse de l’expédition, The Challenger Reports, occupe 50 volumes publiés entre 1880 et 1895 et pose les bases de l’océanographie moderne. L’expédition marque aussi une rupture méthodologique : elle inaugure une approche globale et interdisciplinaire de l’étude des océans, croisant biologie, géologie, chimie et physique marine.
Saluée par la communauté scientifique internationale, l’expédition du HMS Challenger est aujourd’hui considérée comme l’acte de naissance officiel de l’océanographie, mais aussi comme le modèle de coopération entre science et État dans la grande tradition des expéditions naturalistes du XIXᵉ siècle.
Charles Wyville Thomson (1830-1882)
Naturaliste écossais et professeur de botanique et de zoologie, Charles Wyville Thomson est une figure clé de l’histoire des sciences marines. Spécialiste des fonds marins, il est nommé directeur scientifique de l’expédition du HMS Challenger (1872-1876), première campagne océanographique globale de l’histoire. Son travail sur la vie abyssale remet en cause la théorie du « milieu azoïque » (l’idée que les abysses sont dépourvus de vie) et révolutionne la connaissance des grands fonds. Fondateur de l’océanographie moderne, il est également l’auteur de plusieurs ouvrages influents, dont The Depths of the Sea (1873).

Figure 3 Trajet du H.M.S. Challenger de décembre 1872 à mai 1876 indiquant les stations de dragage et de chalutage / gravé par Malby & Sons Échelle env. 1:65.000.000 26 x 68 cm

Figure 4 Les membres de l’équipage du Challenger examinant une pêche au chalut, gravure de 1887.
À bord du HMS Challenger, des membres de l’équipage, accompagnés de scientifiques, inspectent des spécimens marins remontés des profondeurs grâce aux filets de dragage. Cette scène illustre la collaboration étroite entre marins et naturalistes lors de la grande expédition océanographique de 1872-1876. Cette illustration est tirée du livre The Sea: its stirring story of adventure, peril & heroism (1887), une chronique populaire des aventures maritimes, publiée peu après la fin de l’expédition.

John James Wild, l’œil du Challenger
Secrétaire de l’expédition et dessinateur confirmé, John James Wild fut également le photographe officiel de la mission à bord du HMS Challenger. Aux côtés des naturalistes et physiciens, il documenta minutieusement la vie quotidienne sur le navire et les stations scientifiques. Ses photographies — malgré les contraintes techniques liées à la prise de vue en mer — complétèrent ses croquis et dessins naturalistes. Wild participa ainsi à fixer l’image d’une expédition pionnière, conjuguant rigueur scientifique et sens de l’observation. Ses clichés et gravures furent largement diffusés dans les rapports de l’expédition et contribuent aujourd’hui à l’imaginaire du grand âge de l’exploration océanographique.

Figure 6 Pseudocarcinus gigas, le crabe géant de Tasmanie, illustré par John James Wild vers 1889.
Dossier iconographique :
Créatures Abyssales découvertes lors de l’expédition Challenger

Figure 7 Diceratias bispinosus, décrit pour la première fois en 1887 à partir des spécimens récoltés par le HMS Challenger (1873-1876).
Illustration extraite du Report on the deep-sea fishes collected by H.M.S. Challenger rédigé par Albert C. L. G. Günther (1830-1914), ichthyologiste britannique.

Figure 8 Omosudis lowii 1887

Figure 9 Saccopharynx ampullaceus
Bibliographie sélective :
Report on the deep-sea fishes collected by H.M.S. Challenger during the years 1873-1876
https://archive.org/details/reportondeepseaf00gn/page/n7/mode/2up
Report on the scientific results of the voyage of H.M.S. Challenger during the years 1873-76 : under the command of Captain George S. Nares, R.N., F.R.S. and Captain Frank Turle Thomson, R.N.
https://archive.org/details/reportonscientif21grea/page/n5/mode/2up
The voyage of the « Challenger » : the Atlantic : a preliminary account of the general results of the exploring voyage of H.M.S. « Challenger » during the year 1873 and the early part of the year 1876
https://archive.org/details/voyageofchalleng02thom/page/n7/mode/2up
William James Joseph Spry : The cruise of Her Majesty’s ship « Challenger » : voyages over many seas, scenes in many lands, 1876

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